Mondialisation des échanges et digitalisation font partie des éléments de transformation de la société et du monde du travail : réseaux mondiaux et accessibilité de l’information, notamment, offrent de permanentes opportunités, accélèrent les échanges et réclament compétitivité et innovation.
Cela change profondément ce qui semble être attendu de l’être humain au travail, non seulement dans le contenu des réalisations mais aussi dans la manière d’être ou de collaborer. Pour certains, ce qui est leur est demandé est un changement radical de valeurs (certaines affichées, d’autres tacites) et s’oppose parfois aux grandes lignes de l’éducation (en famille, dans un contexte religieux, à l’école, en entreprise ou ailleurs) qu’ils ont reçue pendant des dizaines d’années, valeurs sur lesquelles ils se sont construits. La souffrance qui s’ensuit est rarement dite ; elle pèse donc d’autant plus sur la santé de ces individus. Elle freine la métamorphose collaborative attendue.
Citons le cas de milliers de managers qui croulent sous les injonctions liées au durcissement de l’économie (faire plus avec moins, motiver des collaborateurs dont l’emploi est de plus en plus précaire car la rémunération de l’actionnaire est prioritaire…), qui finissent très rarement le travail de la journée et à qui on enjoint, après des années d’habitudes managériales (parfois délétères), de devenir des leaders agiles, cela sans considérer qui ils « sont ». Entend-on la souffrance de ces managers ? Des livres entiers leur sont consacrés [1], mais sont-ils réellement entendus dans l’entreprise, l’organisation au sens large (structures publiques, associations…) ? Bien sûr, des formations sont mises en place pour les accompagner, des ateliers de co-développement leur permettent de s’épauler, mais a-t-on posé toutes les questions de fond ?
Sans juger de la pertinence ou de la morale des anciennes et des nouvelles valeurs ou attentes, examinons quelques écarts.
Valeur travail : changement de paradigme
Commençons par le travail lui-même.
Travail, famille, patrie ? La patrie a été « européanisée », mondialisée. La famille, dans sa configuration traditionnelle, a en partie explosé. Quant au travail… notre époque est un peu en manque de définition (même le contrat de travail est ébranlé).
Le travail, l’effort, le dépassement de soi, avec une récompense en fonction d’un mérite étaient des valeurs fortes (véhiculées entre autres par la tradition judéo-chrétienne). Ceux qui sont restés dans cet esprit peuvent être de bons candidats au burn-out.
Auparavant ascenseur social, facteur d’identité, le travail est aujourd’hui un moyen parmi tant d’autres (tels que l’image, l’influence sur les réseaux sociaux, la violence…) d’avoir de l’argent ou du pouvoir.
Les plus jeunes soignent leur vie sociale et familiale autant que leur vie professionnelle ; ceux qui avaient l’habitude de montrer leur investissement par de longues heures au bureau sont de plus en plus priés de rentrer chez eux pour ne pas favoriser le présentéisme.
Savoir et concepts
Au siècle dernier, le savoir, les concepts, les diplômes et la rigueur étaient valorisés. Il s’agissait de réfléchir profondément avant d’agir, de comprendre voire d’élaborer des concepts avant de les mettre en application – d’où l’aura des mathématiques françaises quand d’autres pays ont une approche utilitaire, appliquée, de cette discipline. Le savoir était d’ailleurs valorisé à tel point qu’il donnait les positions hiérarchiques initiale et maximale ; aujourd’hui, même si ces pratiques n’ont pas entièrement disparu, ces repères sont décriés.
L’information est maintenant en grande partie accessible à tous sur internet, grâce à de puissants moteurs de recherche ; elle est moins synonyme de pouvoir. La connaissance académique et la puissance du raisonnement ne sont plus une force suprême.
Dans certaines situations, certains peuvent donc se sentir en danger par ce qu’ils perçoivent comme un manque de raisonnement ambiant, une dévalorisation des actions : « On marche sur la tête ! ».
Disruption-Tradition : 1-0
Le travail et la société tout entière étaient assis sur des conventions (politesse, communication…) ; l’éducation par la transmission des savoirs était une priorité, une responsabilité partagée. Aujourd’hui, les sachants sont en grande partie dessaisis de cette mission : les enseignants, de plus en plus proches de la pédagogie Montessori, deviennent des animateurs de projets. Les responsables hiérarchiques aussi.
(Un exemple qui peut paraître réducteur mais qui est hautement symbolique : les défenseurs de l’orthographe sont qualifiés de réactionnaires par ceux qui prônent une réforme fondée sur ce qui est devenu l’usage. Les écrits sont aujourd’hui au moins aussi nombreux que par le passé : tout le monde ou presque s’exprime par mail, sur les réseaux, et les traces numériques sont sauvegardées en de nombreux endroits. De timides articles, ici ou là, disent le manque à gagner pour les entreprises à ne pas soigner l’orthographe. Il semble cependant que publier un document comportant des erreurs orthographiques soit de moins en moins une gêne pour les auteurs, qui, bien souvent, n’apprécient guère qu’elles puissent leur être signalées. Pour ceux pour qui l’orthographe est importante, ne pas pouvoir corriger les fautes d’un document co-écrit, par exemple, uniquement parce que c’est mal perçu par le reste de l’équipe, peut être vécu comme une injustice, une souffrance.)
Pour certains, il s’agit bien d’une perte de repères.
La wirearchy prend la hiérarchie dans sa toile
De fait, les modes d’organisation et les interactions entre les individus se transforment. L’identité individuelle, auparavant fortement liée à une place plus ou moins haute dans l’organigramme, s’estompe : chacun se trouve impliqué dans plusieurs parties d’un système qui n’est plus pyramidal ou matriciel mais réticulaire.
Ceux qui associaient réussite à responsabilités hiérarchiques voient parfois la taille de l’équipe dont ils ont la charge diminuer, au profit d’un management fonctionnel, dans des projets multi-organisationnels. La subordination, liée au respect d’une autorité, fait place à la coopération : les managers doivent être des facilitateurs, des serviteurs. Tout cela peut conduire à une dévalorisation de soi ou de la colère.
La réussite passe de plus en plus par l’influence dans des groupes de pairs, notamment au travers des réseaux sociaux numériques, où il est possible de nourrir une communauté en mettant des informations en valeur. L’expertise n’étant plus l’apanage d’un encadrant prescripteur, chacun est encouragé à discuter le travail et à mettre en lumière ses compétences ; cette visibilité soudaine au sein d’un maillage incontrôlable n’est pas toujours bien vécue. La culture de la discrétion disparaît dans de nombreux domaines ; dans les configurations d’open innovation, le secret est même atomisé.
L’évaluation est de moins en moins individuelle : la valeur ajoutée collective est privilégiée.
La « libération » de l’entreprise est (entre autres, bien sûr !) un magnifique feu d’artifice : une libération d’énergie dans laquelle le management d’antan retombe en scories. Dans ce contexte, certains managers, ne supportant pas ce qu’ils considèrent comme une perte de responsabilité, quittent leur emploi.
La posture dans les échanges évolue également ; avec les clients ou les fournisseurs, tout comme dans le dialogue social interne, là où l’habitude était de convaincre pour défendre un point de vue, une position, il convient maintenant d’élargir le dialogue, de conduire une négociation gagnant-gagnant, à l’anglo-saxonne, fondée sur un élargissement des intérêts des deux parties, un partenariat plutôt que sur des positions arrêtées : le pouvoir change de visage.
L’incertitude modère l’exigence
Dans l’urgence d’un monde où les changements sont permanents, la rigueur cède le pas au « comment », au « pragmatique », au « pratico-pratique ». L’esprit critique s’est potentiellement démocratisé mais ne s’exerce plus sur les mêmes choses : les informations, très nombreuses, sont de moins en moins vérifiées, on s’en tient souvent au « politiquement correct » et, surtout, on se crée sa propre expérience. Si, comme nous l’avons déjà évoqué, la critique rigoureuse de l’existant se fait moins, l’expérimentation de nouvelles solutions permet de créer de nouveaux environnements.
Auparavant, l’encadrement définissait les procédures (le travail prescrit), les objectifs de chacun et des contrôles par le truchement d’indicateurs de qualité visant le « zéro-défaut » ; il s’agissait de normaliser le travail et de « faire bien du premier coup », d’éviter les « re », qui ont un coût. Aujourd’hui, les cibles sont mouvantes, il faut s’adapter, l’innovation est nécessaire et on demande donc de procéder par essais-erreurs, dans des méthodes (agile, scrum…) pas-à-pas, itératives, jalonnées d’imparfaites démonstrations de solutions intermédiaires, que ce soit pour les produits ou pour le fonctionnement des équipes. L’organisation dans son ensemble devient apprenante.
Peut-être une conséquence, au passage : les plus jeunes n’attendent pas nécessairement d’avoir fait de grandes « preuves » pour demander une évolution professionnelle, à la désagréable surprise des plus anciens.
Comment devenir indulgent avec soi-même et les autres et imaginer que se tromper fait partie du processus quand, pendant toute une vie, on a cru bon de suivre l’injonction de parents exigeants, qui attendaient, plus ou moins explicitement, de la perfection ?
Remarque : de nos jours, on apprend en faisant et on construit les outils d’analyse de big data en fonction des besoins. Dans le même temps, certains, comme le trader-chercheur-essayiste Nassim Nicholas Taleb, sont convaincus que les éléments les plus déterminants sont ceux qui n’étaient pas imaginés par les statistiques.
Le Q.E. botte le Q.I. : des hard skills aux soft skills
De plus en plus, on n’embauche plus des diplômes mais des personnes. Vous avez construit votre identité sur les preuves de la compétition fondée sur votre Q.I. ? Has been. On vous demande maintenant avant tout de faire preuve d’intelligence émotionnelle [2], on valorise le Q.E. de ceux qui savent fédérer, encourager plutôt que sanctionner, emmener des d’individus de tout style dans une aventure, avec considération.
De nombreux cadres, qui portaient parfois un masque pour tenir leur rôle (ou tout simplement pour se protéger), doivent maintenant être compréhensifs et authentiques, sincères, et se sentent ainsi, si ce n’est dénudés, pour le moins démunis, fragilisés.
La performance s’étend
Les dernières décennies avaient mis l’accent sur la performance technique (l’excellence opérationnelle) et économique.
Aujourd’hui les actions se multiplient en faveur d’une performance globale, c’est-à-dire également sociale et environnementale. Prendre soin de soi, des autres et de la planète fait partie du travail.
L’économie sociale et solidaire se développe.
Encore une fois, cet écrit n’a pas pour objectif de juger la transformation en cours mais de mettre en lumière ce qui peut « coincer », afin de fluidifier le processus d’adaptation.
Vouloir que tous ces changements de posture se fassent simultanément et naturellement, simplement parce que cela est nécessaire à la compétitivité des entreprises ou parce que le numérique révolutionne les pratiques, serait, dans de nombreux cas, nier ce que les individus (et les collectifs de travail) ont de plus profond : leur histoire. L’être humain n’est pas uniquement rationnel ! Un chemin de vie marque profondément le psychisme. Etre convaincu de l’intérêt de davantage de souplesse, de collaboration, d’émotion, etc, est une chose. S’engager sincèrement et paisiblement dans de nouveaux modes de fonctionnement en est une autre !
Alors, quelles pistes pour des individus et des collectifs « métamorphiques » ?
Pour l’organisation (entreprise ou autre type de structure), on peut par exemple chercher à :
- ne pas nier la difficulté de ce changement de valeurs professionnelles et, au contraire, donner l’occasion d’exprimer le désarroi et les souffrances qui lui sont liés dans des espaces de parole ou de discussion appropriés ;
- favoriser les expériences collaboratives autour d’enjeux communs, ayant un sens, et valoriser le mode de production autant que la production elle-même, avec en ligne de mire… LE PLAISIR. Bien sûr, pour certains, c’est encore un gros mot… Se donner du temps ?
Les idées ne manquent pas. RHEOPOLE est le compagnon de route des organisations métamorphiques. Contactez-nous !
[1] Par exemple Le silence des cadres – enquête sur un malaise de Denis Monneuse, Editions Vuibert
[2] A ce sujet, on peut écouter l’audio-MOOC de Christophe Haag : Le manager émotionnellement intelligent
- 4 juillet 2016
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